Quand on écrit un reportage, on n'a pas la place pour tout et n'importe quoi. Et pour raconter le tout et le n'importe quoi de Détroit, il faudrait un livre entier.
Je tenais à écrire une sorte de "making of" pour ajouter quelques détails qui me semblaient intéressants à savoir.
Car depuis dix mois maintenant, je respire Détroit.
Tous les jours, je respire son passé, celui du racisme. Les émeutes raciales de 1967 ne sont qu'un des symptômes de la crise qui a détruit la ville. "Émeutes.." ce mot à géométrie variable. Du côté de certains militants noirs américains, on parle de Rébellions. Peut-être même de Révolution. C'est ainsi que l'on met sur le dos de la communauté noire le départ des blancs dans les banlieues. Le "white flight", la fuite des blancs, est ancré dans la moelle d'une ville qu'ils ont abandonnée lorsque la municipalité a autorisé les familles noires à inscrire leurs enfants dans l'école qu'elles souhaitaient. C'est ainsi que j'ai compris que blancs et noirs ne pourront jamais faire partie de la même communauté, car ils ne partageront jamais la même histoire. Elle est essentielle pour comprendre comment les tensions raciales existent toujours. Et comment elles déchirent la ville en deux camps.
Tous les jours, je respire son présent, trouble, mené par quelques milliardaires, un maire blanc, des hipsters, des Détroiters de toujours, et une population pauvre qui n'a plus le goût de la lutte. Le centre-ville a repris des couleurs, on s'y promène, on y fait la fête. Mais quand on s'éloigne, juste quelques kilomètres plus loin, on trempe dans le Détroit des pauvres. Celui des habitations qui ne sont plus entretenues, mais où des enfants jouent dans les décombres de la demeure d'à côté. On écoute les histoires douloureuses de saisies immobilières, de coupures d'eau, de familles éclatées. J'ai compris que tous les maux qui existent aux États-Unis se sont insidieusement concentrés dans cette même ville.
Quand on habite à Détroit, on veut trouver la solution à son problème. Des conversations sur ce thème, j'en ai eu des centaines d'heures. Ça donne quelque chose comme : si seulement A/B+C-(E-D)2 = cette ville idéale dont tout le monde rêve.
En clair, on se dit que tout irait mieux si les Détroiters avaient un travail. Un travail donné par les entreprises qui se sont déplacées dans les banlieues. Des entreprises qu'il faut convaincre de revenir grâce à la baisse du taux de criminalité. Une baisse qui l'on pourrait réaliser grâce à plus de polices et un bon système scolaire. Un système scolaire sans le sou et plus que cassé.. Personne n'en veut, de ce problème politique. Et c'est là que tout s'arrête. L'école. Vous connaissez la série The Wire? Et bien Détroit, c'est comme Baltimore, avec des milliers d'habitants et des centaines de kilomètres carrés en plus.
Tous les jours, je respire son avenir. Ses constructions, ses jeunes talents pleins d'idées, ses jeunes fermiers blancs qui veulent faire pousser des carottes dans la Motown, ses nouveaux restaurants qui ouvrent chaque mois. Et j'ai compris. Compris que le nouveau Détroit, c'est celui des blancs. Ceux-là même qui ont fui Détroit depuis les années 50, quand l'industrie automobile a peu à peu abandonné la Motor City à son propre sort. J'y ai vu le plan des milliardaires : celui de faire de Détroit une aire de jeu pour adultes des banlieues.
Cette reconstruction manquée, c'est l'histoire du capitalisme qui a fondé une ville et l'a anéanti. Puis l'a reconstruite à son image : une enveloppe séduisante qui cache un accord léonin.
Il y a bien une question que j'aimais poser aux laissés-pour-compte parce que moi-même, j'étais désabusée par la tournure de l'histoire. Je leur demandais: "au final, êtes-vous déçu de ce qu'il se passe Détroit?". C'était à ce moment-là que je voyais, à chaque fois, à travers leur regard, les idéaux brisés des Détroiters. Détroit aurait pu être hors du système. Elle aurait pu être LA ville où l'on n'a pas besoin d'argent pour se faire entendre, mais au contraire, la nécessité de posséder une richesse intellectuelle et communautaire. Elle aurait pu être la ville de ceux qui ne trouvent pas leur place dans une société divisée par ceux qui possède, et ceux qui survivent. Détroit, cette ville laissée à l'abandon par son industrie, sa municipalité, l'État du Michigan, par les gouvernement Nixon-Ford-Carter-Reagan-Bush-Clinton-Bush-Obama, aurait pu être cette ville nouvelle, postcapitaliste, menée par les communautés qui l'habitent, qui la font vivre, qui la nourrissent. Un rêve broyé à coup de pelleteuses et de taxes pour effacer les erreurs du passé.
Ce que le capitalisme ne pourra pas détruire, c'est l'essence de la ville, son atmosphère nihiliste qui m'a pris aux tripes jusqu'à l'écoeurement. Parce qu'on en veut plus jusqu'à en avoir de trop. Parce qu'elle est shizophère et chimérique. Parce qu'elle est tout, et n'importe quoi.
Détroit vit, pleure, crie, rie, respire. Elle n'a peut-être pas le Wall Street de New York, ou les start-up de San Francisco, ou encore les starts de Los Angeles, mais elle a bien plus que cela, elle a un coeur.